Ce que mon engagement à changer m’a appris

La sagesse

J’étais assise sur le canapé tandis que mon grand-père se berçait et tout en l’écoutant se raconter avec sagesse, mon esprit vagabondait. Je pensais à ma grand-mère, à ses yeux brillants, à son sourire moqueur, à sa voix chantante qui s’exclamait chaque fois qu’on franchissait le seuil de leur maison : «Bonjour, Bonjour!» Comme si elle était surprise de nous voir alors même qu’elle nous attendait! Toujours ce même accueil rieur, cette joie d’avoir sa famille sous son toit.

Soudainement, j’ai ressenti son absence comme un grand trou béant. J’aurais tant aimé qu’elle soit là, avec nous. J’entendais le tic tac de la vieille horloge qui m’avait toujours fascinée. J’ai tourné la tête pour admirer son bois sculpté et son pendule doré qui battait la mesure, comme au temps de mon enfance. Puis, mon regard s’est posé sur la photo de famille, celle où mes grands-parents sont entourés de leurs 6 enfants – je crois qu’elle a été prise lors de leur 50e anniversaire de mariage. Ma grand-mère a le sourire aux lèvres et la fierté dans les yeux, elle porte un costume blanc cassé acheté pour l’occasion. Elle est toute en rondeur, comme je l’ai toujours connue… sauf à la fin. Pour peu, j’aurais pu croire qu’elle allait sortir de la chambre et s’élancer vers moi pour m’embrasser.

Mon cœur s’est serré dans ma poitrine et j’ai dû me concentrer très fort sur ce que disait grand-papa pour ne pas pleurer. Ce serrement du cœur surgit de ma tristesse était également empreint de remords. Pourquoi n’étais-je pas venue voir ma grand-mère plus souvent à la fin de sa vie? Était-ce à cause de mon malaise devant sa démence, qui l’emportait toujours un peu plus sur sa raison?

Je ne suis jamais allée la voir à l’hôpital durant les mois qui ont précédé sa mort. Jamais. J’ai honte. Je m’en veux de m’être privée d’elle, de ne pas lui avoir dit je t’aime, de ne pas lui avoir dit merci, de ne pas lui avoir fait connaitre davantage mes enfants, trop prise que j’étais dans le brouhaha de mon existence. Je m’en veux, mais à quoi bon…

J’aurais eu tant de questions à lui poser si elle avait été là : Comment t’as fait, grand-maman, pour élever 6 enfants? Comment t’as fait pour aimer le même homme toute ta vie? Et croyez-moi, ils s’aimaient mes grands-parents, de cet amour profond qui se développe quand on a su traverser ensemble toutes les épreuves de la vie et du temps.

Je suis revenue à la réalité au moment où mon grand-père terminait son anecdote. Il me racontait justement qu’au début de leur mariage, ils avaient vécu 5 ans sous le même toit que ses parents et ses 9 frères et soeurs, dans la cuisine d’été réaménagée pour eux. Sérieusement? Imaginez mon grand-père franchir le seuil de la cuisine d’été avec sa jeune épouse dans les bras. J’ai éclaté de rire. Pauvre grand-maman! À sa place, j’aurais fait une crise, c’est sûr!

J’ai laissé le silence s’installer et, même si je n’étais pas tout à fait à l’aise d’aborder ce sujet avec grand-papa, j’ai demandé :

– Comment vous avez fait, grand-maman et toi, pour rester ensemble toute la vie?

Mon grand-père se berçait toujours, sa respiration m’a semblé plus profonde. La réponse a été lente à venir.

– Dans not’ temps, on s’mariait pour la vie, mais ça veut pas dire que c’était facile. Faut se donner le temps de s’habituer à l’autre, l’accepter comme il est. Moi, j’avais bon caractère. Une chance! J’me fâchais jamais contre Marielle. Je la respectais, pis c’était pareil pour elle. C’est important d’avoir des projets ensemble aussi. Nous, on a toujours eu des projets et notre plus grand, c’était notre famille.

– Je vous admire tellement. Y penses-tu qu’on est tous là grâce à vous deux?… Comment tu fais maintenant sans grand-maman? Est-ce que tu t’ennuies?

– Je m’ennuyais au début, c’est sûr, quand j’pensais à tous les bons moments passés ensemble, aux voyages, aux hivers en Floride, aux rencontres de famille. Mais, quand tu vois l’autre dépérir, quand tu vois qu’elle a perdu sa qualité de vie, tu l’acceptes mieux. Pis, j’me trouve chanceux qu’elle ait pas été malade plus longtemps. À mon âge, j’me fatigue vite. C’est pas facile de soutenir l’autre dans ce temps-là. Marielle est mieux là où elle est, et moi, j’profite de la vie qui me reste. J’suis bien ici, j’ai de la visite, j’ai pas à me plaindre de rien. J’ai aucun regret.

Ses sages paroles ont mis un baume sur mon cœur. À quoi bon regretter ce que je n’avais pas fait? Le silence a de nouveau empli la pièce, confortable, paisible. Je me sentais privilégiée de vivre ce moment avec mon grand-père, dont la sagesse m’impressionne.

Une sagesse du lâcher-prise. Le don d’accueillir la vie comme elle vient. Il aurait pourtant bien des raisons de se plaindre; ses conditions de vie ne vont pas en s’améliorant. Il possède tout l’appareillage propre aux personnes de son âge : pacemaker, marchette, lunettes (que dis-je loupe!), appareils auditifs. Et malgré tout, il aime sa vie.

Il n’offre aucune résistance au processus du vieillissement. Jamais je ne l’ai entendu se plaindre de ce qu’il ne peut plus faire. Au contraire, il se félicite de tout ce qu’il peut encore accomplir. J’admire sa sagesse et je veux dès maintenant la faire mienne. Alors samedi prochain, ne me cherchez pas, je serai à la piscine avec mon grand-père et mes enfants.

Cette semaine, je vous laisse à méditer ce passage des Essais de Montaigne, grand humaniste et homme de lettres du XVIe siècle:

«Principalement à cette heure, que j’aperçois [ma vie] si brève en temps, je la veux étendre en poids, je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie, et par la vigueur de l’usage compenser la hâtiveté de son écoulement. À mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde, et plus pleine. […] Pour moi donc, j’aime la vie, et la cultive, telle qu’il a plus à Dieu nous l’octroyer.»

Montaigne, Les Essais, III, 13, Paris, Gallimard, 2007, p. 1162.

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